Plaidoyer pour l’arbre, de Jean-Michel NERI

TAWA BASTA

L’automne, pour certains arbres, c’est la saison de la chute des feuilles.

L’hiver en revanche, pour la plupart d’entre eux, c’est celle de la chute des branches. Peu y échappent. Il suffit de lever les yeux, en ville ou en village, pour voir que l’arbre urbain vit un cycle qui n’a rien de naturel. L’homme s’en mêle… Du coup, de pathétiques squelettes jalonnent nos trottoirs et exhibent leurs moignons frais dans des contorsions grotesques, tantôt semblant nous remercier d’un unique doigt dressé, tantôt brandissant une paire de cornes conjuratoires, quand on leur en a laissé un second.

L’Homo Municipalicus – stade ultime de l’évolution humaine – bombe le torse et renvoie ses prédécesseurs aux confins darwiniens de leurs tâtonnements arboricoles. Il prétend maîtriser la cohabitation avec les arbres et croit garder la main en l’abattant avec force sur les ramures assoupies. Qu’il soit paranoïaque ou simplement ignorant, l’édile œuvre ainsi pour la collectivité ou lui montre, au moins, qu’il s’active pour elle. Il espère aussi garantir sa responsabilité civile si, par sanction divine ou météorologique, un ciel branchu nous tombait sur la tête.

Il lui arrive toutefois de raisonner en bon père de famille et forestier amateur. Il tente alors de prendre soin du patrimoine arboré qui lui a été confié. Pour cela, il prodigue les gestes nécessaires à son épanouissement et… c’est là que ça coince : l’arbre n’en demandait pas tant ! Bouffi d’orgueil anthropocentrique, l’Homme voit l’Arbre à son image et veut le façonner pour lui faire du bien. Raté ! L’enfer est pavé de bonnes intentions.

Mais la plupart du temps, l’homme mène une guerre. À croire que le moindre arbre qui pousse représente une menace, qu’il le fait contre le bipède. Au mieux, son expansion dérange aussi bien vers le haut qu’elle gêne vers le bas, et parfois même sous terre. C’est à se demander pourquoi en avoir planté. Sans trop se poser de questions, le bras armé de la mairie part en croisade, les véhicules de service bardés de signalétique routière et la main équipée de tronçonneuses municipales. Il déploie ses nacelles et ses échelles, telles des engins de siège et, dans l’élan du démontage des décors de noël, entreprend de ranger aussi les arbres. Il taille, il allège… il réduit, surtout. Il contient et veut architecturer même, prétendument mieux que l’arbre serait capable de le faire naturellement.

Il arrive parfois, dans cet affrontement, que la horde arborée submerge les municipaux et que certains arbres particulièrement vicieux se prennent pour des géants. C’est vrai, quoi ! Dépasser les réverbères d’une tête… quelle audace pour des platanes centenaires ou des eucalyptus ! Quant à les laisser occulter la moindre vue sur mer… Terrassés par les dimensions de leurs ennemis, les municipaux sont contraints d’appeler du renfort. Le Département leur envoie alors ses commandos, sa cellule-action, dûment formée et équipée pour mater n’importe colosse branchu. Le rapport de force s’inverse. Le délestage vire à l’amputation. L’élagage devient carnage. L’homme gagne sa guerre…

Les vaincus les plus stoïques refont des feuilles, par habitude, par désespoir ou pour la survie. Certains n’en auront pas la force. Leurs cadavres parsèment nos routes et nos communes et témoignent de leur hécatombe, tels des spectres hagards, statufiés sans comprendre ce qu’on attendait d’eux, ayant juste eu le temps de lancer vers le ciel une ultime poignée de rejets printaniers, aussitôt carbonisés par l’implacable été. Toucher du bois – jusqu’à en être eux-mêmes – n’aura pas suffi.

Là où nos aïeux avaient planté de quoi égayer leurs cités et climatiser les étés brûlants ; là où les tiges patientes, plus vieilles que les murs, sont devenues des troncs qui nous ont vu grandir : l’Homme contemporain ne semble voir, dans le meilleur des cas, que du mobilier urbain.

Il serait bon, pour cette île qui se veut exemplaire dans son rapport à l’environnement, qu’elle commence le travail dans ses rues et sur ses trottoirs. Que les hommes et les femmes qui la peuplent le fassent par respect, par intelligence, par esthétisme, par gratitude ou tout simplement par pitié, mais qu’ils changent enfin de regard sur les arbres qui les accompagnent au quotidien et ne se contentent pas d’élire, une fois l’an, un champion, un arbre remarquable, un alibi en somme, celui qui cache la forêt d’arbres martyrisés .

Les compétences qui mènent aux pratiques vertueuses existent et elles sont disponibles.

(Article paru dans le magazine trimestriel Isula Muntagna n°1, juillet 2017)

Jean-Michel NERI est l’auteur plusieurs romans :

La peau de l’olivier paru en 2012, vendu chez Hévéa

– Minoru (Colonna Éditions 2015)

– Corse, les questions qui dérangent (Editions Yoran Embanner 2017)